Restreindre ou supprimer l’activité conservée accroîtra la précarité des journalistes pigistes

Le 3 juin 2019, deux semaines avant la présentation par le gouvernement de sa réforme de l’assurance chômage, Profession : Pigiste a adressé un courrier au ministère du Travail pour souligner les conséquences qu’aurait pour les journalistes pigistes la restriction ou la suppression du dispositif d’activité conservée. Celui-ci est resté sans réponse.

Les annonces faites le 18 juin ne répondant pas à nos inquiétudes, nous le mettons en ligne sur notre site. Nous rappelons à cette occasion que les syndicats
SNJ, SNJ-CGT et CFDT Journalistes sollicitent un rendez-vous à Matignon sur cette même question de la réforme de l’assurance chômage.

À l’attention de Madame Muriel Pénicaud, ministre du Travail
et Monsieur Antoine Foucher, directeur de cabinet

Madame la ministre, Monsieur le directeur de cabinet,

Alors que de nombreux journalistes pigistes, journalistes professionnels rémunérés « à la tâche » et non en fonction d’un temps de travail, sont précaires, nous souhaitons vous alerter par ce courrier sur le risque d’aggraver leur situation en cas de restriction drastique, voire de suppression, du dispositif appelé « activité conservée ». Celle-ci est en effet envisagée pour participer à l’objectif d’économies de 3 à 3,9 milliards d’euros en trois ans fixé par le document de cadrage de la réforme du régime d’assurance chômage.

Profession : Pigiste, association loi 1901 fondée en 2000, fédère des journalistes pigistes de toute la France.

Une carte de presse sur cinq attribuée à un ou une journaliste pigiste

« La réglementation annuelle d’assurance chômage prévoit, pour les salariés en situation de multiemplois perdant un de leurs emplois, le bénéfice d’une indemnisation leur permettant de poursuivre leurs emplois conservés. On parle d’allocataire en « activité conservée ». » (1)

Si les contextes de multi-emplois sont variés (assistance auprès d’enfants, services domestiques, nettoyage de locaux…), l’un en particulier concerne les journalistes : la rémunération à la pige. En 2018, une carte de presse sur cinq attribuée par la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) l’a été à un ou une journaliste pigiste (2).

Ces journalistes professionnels, dont le salaire est versé en fonction d’un volume de travail par plusieurs employeurs en parallèle, touchaient en 2017 un salaire médian de 2 000 € brut, contre 3 591 € brut (3) pour leurs collègues en poste chez un seul employeur, dont le salaire est mensualisé. Ce revenu a baissé de 4,9 % en quinze ans : en parallèle de la profonde crise que traverse le secteur de la presse et des médias, les conditions de rémunération et de travail ne cessent de se dégrader. Les journalistes pigistes doivent multiplier les collaborations avec différentes entreprises de presse, ponctuellement ou régulièrement, afin de s’assurer un minimum de revenus.

L’« activité conservée », un indispensable filet de sécurité financière

Dès qu’ils perdent l’une de leurs collaborations et se trouvent en chômage involontaire, les journalistes pigistes bénéficient du dispositif de « l’activité conservée », tel que prévu par l’assurance chômage : « Une ouverture de droit [à l’allocation versée par le régime d’assurance chômage] pour un salarié en multi-emplois est déterminée sur la base de l’emploi perdu. Dès lors que les conditions d’ouverture de droit sont remplies suite à la perte (involontaire) d’un emploi, un droit est déterminé sans que les emplois conservés n’aient d’impact sur le montant de l’allocation à servir ou sur la durée de l’indemnisation », précise l’Unedic (4).

« Dans les situations de multi-emplois (…), le taux de remplacement n’est pas déterminé sur l’ensemble du salaire de référence, quel que soit le contrat perdu, mais sur la seule activité perdue » (5). Toutefois, cet effet de minoration est compensé depuis 1998 par le cumul intégral entre l’allocation d’aide au retour à l’emploi (ARE) versée et les nouveaux revenus des autres activités « conservées ».

Certes, comme le note l’Unedic dans son document de référence, « il n’existe (plus) aucune limite ou plafond à ce cumul intégral et pas de disposition particulière en cas de variation à la hausse des rémunérations procurées par l’activité conservée. Ainsi, un allocataire dont le salaire issu de l’activité conservée est réévalué à la hausse (…) continue de percevoir intégralement son allocation d’assurance chômage, sans variation de ce montant ».

Mais l’Unedic oublie de préciser d’abord que l’allocataire vide ainsi un capital de droits à l’assurance chômage constitué sur des salaires des douze derniers mois. Or ce montant est souvent faible, étant donné le montant étique de la rémunération des piges. Par ailleurs, les journalistes pigistes ont peu de chances en pratique d’accroître rapidement leurs revenus, étant donné la tendance déflationniste du tarif des piges et les difficultés croissantes d’être embauché en poste sous un contrat de travail à durée indéterminée (le nombre de journalistes en poste en CDI a reculé de 7,4 % en quinze ans (6)).

Par conséquent, ce cumul intégral de revenus constitue le plus souvent un indispensable filet de sécurité financière pour les journalistes pigistes.

Une part du travail des journalistes pigistes non rémunérée stricto sensu

Les dépenses correspondant aux allocataires indemnisés en cumul intégral ou en cumul partiel représentaient environ 650 millions d’euros en 2016. Mais ce montant est à rapporter à l’ensemble des 100 000 allocataires bénéficiant de ce dispositif selon l’Unedic, ainsi qu’au nombre de journalistes pigistes par rapport au nombre total de demandeurs d’emploi indemnisés et à l’assurance financière qu’il leur procure face à des salaires fluctuants, voire aléatoires.

Les journalistes pigistes doivent effectuer une veille de presse constante, envoyer des propositions de sujets à leurs employeurs voire en contacter de nouveaux (ce qui implique un travail de recherche pour cerner la ligne éditoriale et les besoins). Ces recherches préliminaires ne sont pas rémunérées stricto sensu. Il en va de même pour les tâches administratives qui se rajoutent à leur quotidien de journaliste, métier pour lequel ils ont été formés : vérification de chaque bulletin de salaire, budgétisation de leurs reportages à venir et anticipation de leurs périodes de travail. Sans l’aide du dispositif d’« activité conservée », la situation des journalistes pigistes va encore se précariser, or les rédactions ont besoin de ces journalistes toujours sur le terrain et disposant d’un oeil neuf.

Veuillez agréer, Madame la ministre, onsieur le directeur de cabinet, l’hommage de nos sentiments respectueux.

Le bureau de Profession : Pigiste

(1) Source : « Dossier de référence de la négociation » édité par l’Unedic, page 251 et suivantes, 26 novembre 2018.
(2) Soit 7 833 cartes sur un total de 35 297, selon les statistiques 2018 de la CCIJP ; rappelons que du fait d’un contournement de l’article L7112-1 du Code du travail par de plus en plus d’entreprises de presse, nombre de journalistes pigistes ne peuvent pas être pris en compte par la CCIJP.
(3) Source : Observatoire des métiers de la presse
(4) Source : « Dossier de référence de la négociation » édité par l’Unedic, page 253.
(5) Source : Ibidem, page 254.
(6) Source : Observatoire des métiers de la presse