« Beaucoup de pigistes vont vers des médias alternatifs »

Maître de conférences en sociologie à l’Université de Nantes et rattachée au Centre de recherches sur l’action politique en Europe (CRAPE), Cégolène Frisque a publié différents travaux sur la précarité et le journalisme. Voici un aperçu de ses conclusions avant qu’elle ne vienne les présenter aux 48H à Rennes.

Propos recueillis par Marion Garreau

Profession : Pigiste : Vos travaux portent sur les journalistes précaires. Comment est-ce que vous définissez cette population ? 

Cégolène Frisque : J’ai plutôt choisi le terme de journalistes instables car certains vivent subjectivement leur situation comme une précarité, d’autres non. L’image traditionnelle de la pige, définie par la loi Cressard de 1974, correspond de moins en moins à la situation et au mode de rémunération des journalistes instables. On observe davantage de CDD, plus courts, de rémunérations en droits d’auteur et de recours, dans les médias locaux, au statut de correspondants locaux de presse pour des remplacements, avec une rémunération très faible et une protection inexistante. Sans oublier le phénomène des formations en alternance et des stages, avec des personnes qui occupent des postes fixes en turn-over sur l’année. Un nouveau pas a aussi été franchi avec le statut d’auto-entrepreneur. Il y a un vrai éclatement des modes de rémunération. Or l’image de la pige a longtemps brouillé la perception que l’on avait de cette précarité. Mais à regarder les déclarations des journalistes instables, peu d’entre eux sont majoritairement payés à la pige aujourd’hui. Les autres modes de rémunération se sont accentués et la précarité avec. La relation à l’employeur est moins une relation de travail, davantage le paiement d’une prestation de service.

P:P : Avez-vous observé des stratégies d’adaptation ou de résistance face à cette précarité ? 

C.F : Je n’ai pas observé beaucoup de résistance, mais de l’adaptation car les personnes concernées sont obligées de faire avec. Les associations de pigistes et les bureaux partagés sont une manière de rendre cette situation acceptable. Ils permettent de retrouver une séparation entre logement personnel et lieu de travail, entre temps de loisir et temps de travail. Ils sont aussi l’occasion d’échanger des expériences, et donc de prendre conscience de ce qu’il y a de commun à cette situation instable. Mais je ne parlerais pas de résistance. Si le recours à la pige traditionnelle est défendu, il n’y a pas de remise en cause réelle de la précarisation. J’observe une ambivalence, y compris chez ceux qui défendent les droits des pigistes. Ils dénoncent ces nouveaux statuts tout en les acceptant en arrière plan. Pour mieux vivre la précarité, il y a une valorisation du travail en indépendance par rapport à celui en poste que je trouve dangereuse.

P:P : En effet, on dit souvent que le pigiste pratique un journalisme plus indépendant. Vos travaux le confirment-ils ou révèlent-il une subordination plus forte des pigistes à leur hiérarchie du fait de leur précarité ? 

C.F : Les pigistes sont davantage subordonnés à des contraintes intériorisées mais pas forcément hiérarchiques. Ils anticipent plus les contraintes en terme de sélection des sujets par exemple. Paradoxalement, grâce à la sécurité de leur emploi, les journalistes salariés ont en réalité plus d’autonomie dans la réalisation de leur travail, notamment par rapport aux sources et aux discours de communication. Mais cela suppose qu’ils aient le soutien de leur hiérarchie.

P:P : Malgré tout, beaucoup de pigistes sont heureux. Quel est leur secret ? 

C.F : Beaucoup de pigistes trouvent leur bonheur dans la création de nouveaux médias ou en allant vers des médias alternatifs. Certains pigistes étaient avant salariés et ont choisi de quitter leur rédaction, souvent en prenant une clause de cession. Ils ont alors fait le choix de ne pas quitter le métier mais de quitter une façon de le faire qui ne leur convenait plus. Dans la presse classique, il y a de moins en moins de place pour l’enquête. Beaucoup de journalistes sont aujourd’hui déçus par les moyens d’exercice de leur métier. En s’adressant à la presse alternative, ils retrouvent le sentiment de faire le métier comme ils le souhaitent. Ils trouvent plus d’espace pour construire leurs sujets, pour parler de problématiques qui n’ont plus leur place dans la presse classique où règne le primat de l’actualité chaude. Cela va de pair avec l’acceptation de rémunérations plus faibles et la lassitude guette ceux qui n’arrivent pas à pérenniser des revenus plus importants. Mais la presse alternative donne un fort sentiment de réalisation.

Cet article a été initialement publié dans le magazine des 48H de la Pige 2017