États Généraux de la presse : notre contribution
Cinq mois après le lancement des États Généraux de l’information, Profession : Pigiste a été auditionné par le groupe 3 « avenir des médias d’information et du journalisme » le 6 février. L’occasion de revenir sur notre contribution.
Les lois françaises sont très protectrices pour les journalistes rémunérés à la pige et ce sont des droits acquis de longue date (loi Brachard 1935 et loi Cressard 1974). Mais ces droits sont de moins en moins respectés par les entreprises de presse et les pouvoirs publics, et les journalistes pigistes de moins en moins enclins à dénoncer les abus auprès des Direccte (anciennement Inspection du Travail) ou des Conseils des Prud’hommes.
Par ailleurs la situation financière des journalistes rémunérés à la pige se détériore depuis des années.
Pour rappel, d’après l’Observatoire des métiers de la presse, 7671 avaient la carte de presse en 2022, c’est 20% de plus qu’en 2009 alors que le nombre de journalistes postés a baissé de 16,5% sur la même période. Audiens parle plutôt de 17 à 18 000 pigistes (à partir d’une pige par an). Le revenu médian des pigistes est de 1954€, c’est 12% de moins qu’en 2009 alors que le Smic lui a pris 25% sur la même période. À l’inverse, le revenu médian des journalistes postés est de 3580€
Nous sommes les forces vives de la presse aujourd’hui ! Mais nous souffrons d’une précarisation et d’une paupérisation croissantes. Cela nuit gravement à la diversité sociologique du métier et surtout à la qualité de l’information. Sans des conditions de travail dignes et des droits respectés, nous ne pouvons apporter une information de qualité aux citoyens.
Les problèmes majeurs actuels
– Le non-respect de la loi Cressard (article 7112-1 du Code du travail). De plus en plus de journalistes pigistes se voient imposer des paiements sur facture, en droits d’auteur ou pire avec le statut de correspondant local de presse (CLP) alors que c’est parfaitement illégal. C’est encore plus criant pour les correspondants à l’étranger.
On l’a vu encore récemment avec la question de l’attribution de la carte de presse, soulevé par des journalistes dans une tribune publiée dans Télérama. Le problème vient avant tout des employeurs, notamment le service public, qui proposent des contrats et modes de rémunération illégaux.
Ce non-respect de la loi Cressard se traduit notamment par un abus massif du recours au statut d’intermittent dans l’audiovisuel pour les journalistes pigistes. Mais aussi par le développent des CDDU dans la presse écrite ou en ligne, ce qui est parfaitement illégal.
– Des journalistes pigistes qui cumulent travail et allocations chômage. La rémunération des piges étant faible et l’abus de contrats illicites se multipliant, bon nombre de journalistes pigistes touchent des droits au chômage pour combler les périodes d’inactivité. Cela fait partie intégrante de leur modèle économique. Or, si la loi Cressard était appliquée et que les tarifs de pige étaient suffisamment élevés, les journalistes pigistes pourraient vivre de leur métier.
– La non prise en compte systématique des journalistes pigistes dans les effectifs des entreprises alors qu’ils sont bien des salariés. De fait, ils ne peuvent pas toujours voter ni se présenter aux élections du personnel, et sont dans la très grande majorité des cas exclus des œuvres sociales des comités d’entreprise.
– La stagnation des tarifs de pige depuis au moins 20 ans, alors que le Smic lui a augmenté de plus de 50 % depuis 2000 (passant de 6,41€ brut en 2000 à 11,52€ en 2020). De fait, les pigistes perdent progressivement en pouvoir d’achat, et ils ont de plus en plus de mal à avoir accès à l’intégralité de leurs droits en matière de protection sociale. Cela complique aussi l’accès à la carte de presse puisque son obtention est notamment évaluée par rapport au Smic. Bien qu’il s’agisse de salaires, les tarifs de piges ne sont pas intégrés aux négociations annuelles obligatoires dans la grande majorité des entreprises de presse.
Exemple : En presse magazine, le tarif minimum du feuillet est de 56,72€ en 2023. Pour atteindre un Smic, il doit donc rédiger plus de 26 feuillets par mois, soit plus de 13 pages pleines de magazine, avec le plus souvent, plusieurs articles dans une même page. Pour gagner 2000€ net, il lui faut rédiger 38 feuillets soit 19 pages de magazine. Aucun journaliste posté n’a une telle production ! Et bien souvent il gagne beaucoup plus…
Soit le journaliste pigiste réalise, de fait à la va-vite et donc dans de mauvaises conditions, de très nombreux sujets, soit il trouve un emploi alimentaire en plus, soit son conjoint subvient à ses besoins, soit il réalise des prestations dans le secteur de la communication, amenant son lot de conflits d’intérêts.
Des tarifs adaptés permettraient aux journalistes pigistes de se consacrer pleinement à leur métier, dans un respect plus strict de leur charte éthique.
– Augmentation des délais de paiement. De plus en plus de pigistes doivent attendre la parution de leur travail, voire des mois après celle-ci pour être payés, alors que le Code du travail stipule que l’on doit être payé le mois où le travail a été effectué.
Par ailleurs, de plus en plus d’entreprises de presse ne prennent plus en charge les frais de réalisation d’un reportage et les journalistes pigistes en viennent à “payer” pour travailler.
Les mesures à mettre en œuvre
– Un conditionnement des aides à la presse au respect du Code du travail et aux accords collectifs, avec un contrôle régulier et minutieux. Sans ce contrôle, y compris au sein des entreprises de presse publiques comme Radio France et France Télévision, cette mesure serait parfaitement inutile
– Des barèmes minimums légaux pour les médias en ligne, alignés avec ceux de la presse papier, et réévalués régulièrement par rapport à l’inflation.
Réaliser une enquête, un reportage photo ou écrire un article pour le web ne prend pas moins de temps et ne demande pas moins de compétences que pour un support papier. Par ailleurs l’audience des sites web des journaux et magazines est en augmentation constante, surtout depuis la crise de la Covid-19.
– Inclusion des tarifs de piges dans les négociations obligatoires annuelles (NAO) afin qu’ils évoluent conjointement aux salaires des journalistes mensualisés, comme c’est théoriquement prévu par la loi.
– Une meilleure prise en compte des pigistes par les instances représentatives du personnel (représentants du personnel et délégués syndicaux). Malgré un travail en amont, dans quelques instances nationales des syndicats, sur le terrain nous sommes encore trop souvent ignorés par les IRP.
– Une meilleure information des journalistes pigistes, lorsqu’ils entament une collaboration avec une entreprise de presse, sur les tarifs officiels pratiqués, les noms et coordonnées des responsables RH et paie, et des représentants du personnel (cette dernière info est obligatoire dans les locaux d’une entreprise, mais les pigistes s’y rendent très rarement).
– Des inspecteurs du travail et des Direccte plus au fait de la situation juridique particulière des journalistes rémunérés à la pige et plus à l’écoute de leurs plaintes. Seuls, face à leurs employeurs, les journalistes sont en position de faiblesse et ne peuvent rien faire sans risquer de perdre leur travail.
– Une meilleure formation des futurs journalistes à leurs droits en tant que pigistes, sachant que la pige est aujourd’hui la porte d’entrée principale dans le métier de journaliste. Même dans les 14 écoles reconnues par la profession, les cours quant aux droits des journalistes pigistes sont quasiment inexistants, quand les enseignants ne sont pas carrément hostiles à l’idée que leurs diplômés deviennent des journalistes pigistes.